Mohamed ben Abdelkrim el-Khattabi, fréquemment appelé plus simplement Abdelkrim, ou Moulay Mohand par les Rifains (en rifain : Muhand n abdelkrim Axe ab,
ou Mulay Muhand), né vers 1882 à Ajdir dans le Rif au nord du Maroc, et mort le 6 février 1963 au Caire, en Égypte, est un résistant d'origine rifaine,
président de la république du Rif de 1921 à 1926, et chef d'un mouvement de résistance contre la France et l'Espagne au Maroc lors de la guerre du Rif, devenu
une icône des mouvements indépendantistes luttant contre le colonialisme.
Biographie
Fils d'un cadi du clan des Aït Youssef Ou Ali de la tribu des Aït Ouariaghel1, Mohamed ben Abdelkrim el-Khattabi est instruit dans des zaouïas
traditionnelles et des écoles espagnoles, puis à l'université de Quaraouiyine à Fès. Entre 1908 et 1915 il est journaliste au quotidien de Melilla
Le Télégramme du Rif, où il préconise la coopération avec les Européens afin de libérer la oumma de l'ignorance et du sous-développement.
Il entre dans l'administration espagnole et est nommé cadi de Melilla en 1915. Il commence alors à s'opposer à la domination espagnole, et est emprisonné
du 7 septembre 1915 au début d'août 1916 pour avoir dit que l'Espagne ne devrait pas s'étendre au-delà des territoires déjà occupés (ce qui en pratique
excluait la plupart des zones incontrôlées du Rif). Peu après avoir été libéré, il se démet de ses fonctions de cadi en décembre 1918, revient à Ajdir en 1919
et, avec son frère, commence à unir les tribus du Rif dans une République du Rif indépendante, s'efforçant d'apaiser leurs inimitiés.
De la bataille d'Anoual à la République du Rif
En 1921, dans leurs efforts pour détruire la puissance de Raisuni, un brigand local, les troupes espagnoles approchent des secteurs inoccupés du Rif.
Abdelkrim envoie à leur général, Manuel Fernández Silvestre, un avertissement : s'ils franchissent le fleuve Amekrane (oued), il le considèrerait comme un
acte de guerre. Fernández Silvestre aurait ri en prenant connaissance du message. Le général installe dans la région de Temsamane un poste militaire juste
après l'oued Amekrane, plus précisément au Mont Abarrán (Dhar Obaran). Le jour même, au milieu de l'après-midi, mille Rifains l'encerclent : 179 militaires
espagnols sont tués, forçant le reste à la retraite.
La retraite effectuée sans préparation se transforme en débandade au cours de laquelle les Espagnols perdent près de 16 000 hommes. Connue sous le nom de
bataille d'Anoual, il s'agit d'un tournant dans la guerre du Rif2. Abdelkrim met la main sur 150 canons, 25 000 fusils, des munitions et des véhicules. En plus
des morts et des blessés (environ 25 000), Abdelkrim fait des prisonniers par centaines qu'il laisse décapiter par ses guerriers. Depuis la bataille d'Adoua
(Éthiopie) en 1896, il s'agit d'une nouvelle défaite d'une puissance coloniale européenne, disposant d'une armée moderne quoique mal équipée en raison de
la corruption qui règne dans l'intendance espagnole, devant des résistants sans ressources, sans organisation, sans logistique ni intendance. La victoire
d'Anoual a un retentissement dans le monde entier, d'un point de vue psychologique et politique, car elle montre qu'avec des effectifs réduits, un armement
léger, et une importante mobilité, il est possible de vaincre des armées classiques.
Fort de son succès, Abdelkrim proclame, en 1922, la République confédérée des Tribus du Rif. Cette république a un impact crucial sur l'opinion internationale,
car c'est la première république issue d'une guerre de décolonisation au xxe siècle. Il crée un parlement constitué des chefs de tribus qui vote un
gouvernement. Imprégné des idéaux de progrès et de républicanisme, Abdelkrim promulgue des réformes modernes3. Considérant par ailleurs le cannabis comme
haram, il est « le seul à avoir presque réussi à interdire [sa] production », traditionnelle dans le Rif depuis le VIIe siècle.
En 1924, l'Espagne retire ses troupes dans ses possessions le long de la côte marocaine. La France, qui a des prétentions sur le Rif méridional, se rend
compte que laisser une autre puissance coloniale se faire vaincre en Afrique du Nord par des indigènes créerait un dangereux précédent pour ses propres
territoires, et entre dans le conflit. Tentant de joindre toutes les forces vives marocaines pour constituer le noyau d'un mouvement de libération marocain
préalable à un vaste mouvement de décolonisation, Abdelkrim demande au sultan Moulay Youssef de rallier sa cause. Mais celui-ci, sous l'influence de la
résidence générale française à Rabat, refuse de lutter contre les puissances coloniales. Dès lors, jugeant le sultan illégitime, Abdelkrim se proclame
commandeur des croyants et selon le Général Lyautey5 : « Abdelkrim est considéré ouvertement comme le seul et unique sultan du Maroc depuis Abdelaziz, vu que
Moulay Hafid a vendu le pays à la France par le traité du Protectorat et que Moulay Youssef est seulement un fantoche entre mes mains ».
L'entrée de la France en guerre ne se fait pas attendre, mais la pression de l'opinion publique aussi bien européenne qu'internationale rend la tâche plus
ardue et conduit au renvoi du résident général, le maréchal Lyautey.
À partir de 1925, Abdelkrim combat les forces françaises dirigées par le maréchal Pétain à la tête de 200 000 hommes et une armée espagnole commandée
personnellement par le général Primo de Rivera, soit un total de 500 000 soldats7, qui commencent les opérations contre la République du Rif. Le combat
intense dure une année et aboutit à la victoire des armées française et espagnole contre les forces d'Abdelkrim. En 1925, par télégrammes, Lyautey aurait
demandé au président du Conseil Paul Painlevé l'envoi d'obus à ypérite. Toutefois, il n'existe aucune preuve documentée que ce gaz ait été utilisé par les
troupes françaises.
Abdelkrim se rend aux Français comme prisonnier de guerre le 26 mai 19268. En dépit de cette reddition, les armées espagnoles feront usage de gaz de combat
contre des villages tenus par les rebelles. Ainsi, dès 1926, des avions munis de gaz moutarde bombarderont des villages entiers, faisant des Marocains du Rif
les premiers civils gazés massivement dans l'Histoire9,10,11, à côté des Kurdes irakiens gazés par les Britanniques. On estime à plus de 150 000 le nombre de
morts civils durant les années 1925-1926.
L'exil
En 1926, Abdelkrim et une partie de sa famille12 sont exilés à La Réunion et installés jusqu'en 1929 au Château Morange, sur les hauteurs de Saint-Denis.
Abdelkrim habite ensuite la commune rurale de Trois-Bassins, dans l'ouest de l'île, où il achète des terres et construit une belle propriété. En mai 1947,
ayant finalement eu l'autorisation de s'installer dans le sud de la France, il embarque, avec 52 personnes de son entourage et le cercueil de sa grand-mère, à
bord du Katoomba, un navire des Messageries maritimes en provenance d'Afrique du Sud et à destination de Marseille. Arrivé à Suez où le bateau fait escale, il
réussit à s'échapper et passe la fin de sa vie en Égypte, où il présidera le « Comité de libération pour le Maghreb ».
Quand Azzam Pacha (Secrétaire général de la Ligue arabe) est allé le voir pour lui annoncer la création imminente d’Israël et la détermination des pays
arabes à libérer la Palestine, l’émir lui a répondu : « Surtout pas, n’en faites rien. Cette guerre-là, nous ne pouvons pas la gagner, car il y a deux éventualités :
ou nous sommes défaits par le petit État juif, et nous serons la risée du monde ; ou nous gagnons, et nous aurons le monde entier contre nous. Alors que faire ?
Laisser les Juifs coloniser les Palestiniens. Nous aurons affaire à une situation coloniale classique, et les Palestiniens se libéreront, comme se libéreront
un jour les Marocains, les Tunisiens et les Algériens ».
Toute sa vie durant, il refuse de retourner au Maroc malgré la signature d’accords d’indépendance, la critiquant de par sa nature: un « compromis de la
monarchie marocaine avec les ex-puissances coloniales ».
Mohamed ben Abdelkrim el-Khattabi meurt en 1963 au Caire. Le président égyptien Gamal Abdel Nasser lui accorde des funérailles nationales, sa dépouille
reposant au Caire dans le carré réservé aux héros du monde arabe car les autorités marocaines refusent qu'il soit enterré sur son sol natal6.